« N’oublions pas que l’Ukraine est présente » : Jenya Kazbekova, de la Crimée à Paris en 2024.

La grimpeuse Jenya Kazbekova, 27 ans, représentera l’Ukraine dans l’épreuve de combiné d’escalade aux Jeux olympiques de Paris. Deux ans et demi après avoir fui son pays à cause de la guerre, la jeune femme, qui a fait ses armes sur les falaises de Crimée, espère rappeler par sa présence “que l’Ukraine a besoin d’aide”. […]

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« N’oublions pas que l’Ukraine est présente » : Jenya Kazbekova, de la Crimée à Paris en 2024.

La grimpeuse Jenya Kazbekova, 27 ans, représentera l’Ukraine dans l’épreuve de combiné d’escalade aux Jeux olympiques de Paris. Deux ans et demi après avoir fui son pays à cause de la guerre, la jeune femme, qui a fait ses armes sur les falaises de Crimée, espère rappeler par sa présence “que l’Ukraine a besoin d’aide”. Rencontre.

Un grand sourire, des lunettes en forme d’anneaux olympiques, un ticket XXL et une légende : “C’est pour l’Ukraine !” La photo apparaît en première position sur le compte Instagram de Jenya Kazbekova. “Et pourtant, je n’y crois toujours pas : je suis qualifiée pour les Jeux olympiques !”, s’exclame-t-elle, tout sourire. Le 22 juin dernier, cette jeune grimpeuse ukrainienne de 27 ans a officiellement décroché son sésame pour les JO Paris 2024, à l’issue d’une ultime épreuve de qualification organisée à Budapest, en Hongrie.

Dans moins d’un mois, elle escaladera les murs du site olympique du Bourget dans l’épreuve de combiné d’escalade. Avec une ambition qui dépasse le sport : “Je veux rappeler que l’Ukraine existe, qu’elle subit une guerre et que nous avons besoin d’aide”, explique-t-elle, deux ans et demi après que l’invasion russe l’a forcée à quitter son pays.

Pourtant, pendant longtemps, la jeune femme ne se décrivait pas comme quelqu’un de particulièrement “patriote”, confie-t-elle, “plutôt persuadée que les frontières tendent à séparer les gens”.

D’autant que, dès son plus jeune âge, elle a été habituée à sillonner les routes du monde. Issue d’une famille de grimpeurs depuis trois générations, elle a passé son enfance à accompagner ses parents, eux aussi champions du monde de la discipline, de compétition en compétition. “Mes parents étaient assez progressistes en matière d’éducation. Ils m’emmenaient partout avec eux. Je suivais l’école à distance, et j’étais toujours là pour les encourager”, sourit-elle. “Cela m’a offert mes deux passions : j’avais huit ans quand je leur ai dit, ‘Je veux faire comme vous, escalader et voyager !’”, s’exclame-t-elle.

De son enfance, Jenya se souvient aussi avec nostalgie de ses nombreuses vacances en Crimée avec sa famille, partagées entre des après-midis au bord de la mer Noire et l’ascension des falaises de la péninsule. Les mêmes falaises où sa grand-mère a d’ailleurs remporté le titre de championne d’URSS d’escalade de vitesse, dans les années 1960.

“L’escalade a toujours fait partie de ma vie. Je ne me souviens pas ne pas grimper”, raconte l’Ukrainienne, originaire de la ville de Dnipro, dans l’est du pays. “J’ai plein de souvenirs qui y sont liés en Crimée. C’est là que mon père m’a appris à gérer la peur et que j’ai escaladé mes premiers grands projets. C’est une région magnifique et certainement mon endroit préféré au monde.”

Le rêve brisé de Tokyo

Loin de la Crimée et des falaises naturelles, Jenya a aussi patiemment fait sa place dans l’escalade de compétition. À 13 ans, elle remporte le championnat du monde jeune. À 14 ans, elle décroche ses premiers contrats avec des sponsors. Trois ans après, elle fait son entrée dans le circuit professionnel international et devient pour la première fois championne d’Ukraine – un titre qu’elle n’a plus perdu depuis.

“Évidemment, il y a eu des périodes de ma vie où je me suis beaucoup questionnée, où je me suis demandée si tout cela était mon rêve ou celui de mes parents”, raconte-t-elle. “Mais à la fin, j’en suis toujours arrivée au même constat : j’adore la compétition et c’est vraiment ce que je veux.”

Au fil des compétitions, Jenya s’illustre aussi bien en difficulté – une épreuve qui consiste à grimper en une fois le plus loin possible un mur d’une quinzaine de mètres – qu’en bloc, où il faut parvenir à escalader un maximum de blocs de faibles hauteurs en un temps imparti, ou qu’en épreuve de combiné, qui allie les deux. Elle décroche notamment une huitième place en étape de coupe du monde de difficulté à Chamonix, en 2017, et une septième place l’année suivante en Italie.

Mais en 2019, c’est la désillusion. Alors que Jenya se lance dans les qualifications olympiques pour les JO de Tokyo, elle se blesse au genou. “C’était le premier bloc du tournoi de qualification, à Toulouse. J’ai continué comme j’ai pu, mais je n’ai pas réussi à me qualifier”, se souvient-elle. L’année suivante, en 2020, sa dernière chance est cette fois-ci avortée à cause d’un test Covid-19 positif qui l’empêche de concourir. “Et c’est comme ça que mon rêve d’aller aux JO de Tokyo s’est envolé”, résume-t-elle.

“En réalité, je sortais d’une période très intense, j’étais proche du burn-out”, confie-t-elle. “Toute la période du Covid-19 m’a permis de recharger les batteries physiques et mentales. J’ai commencé à travailler avec une psychologue et un coach mental. Cela m’a fait beaucoup de bien.”

“On a été réveillés par des explosions”

“C’est le 24 février 2022 que tout a vraiment basculé et que ma vie a totalement changé”, poursuit Jenya. Immédiatement, sa voix s’étrangle et les larmes lui montent aux yeux, tranchant avec le grand sourire qu’elle affichait peu avant et sa personnalité enjouée.

Au premier jour de l’invasion à grande échelle de la Russie en Ukraine, elle, sa mère et sa petite sœur étaient à Kiev pour s’entraîner. “Très tôt le matin, nous avons été réveillées par des bruits d’explosions. J’avais tellement peur. Nous avons pris toutes nos affaires et nous avons fui.”

La famille fait partie des nombreuses à quitter l’Ukraine à la hâte dans les jours suivant le début de la guerre. Après quatre jours de voiture, elle arrive finalement en Allemagne, dans des kilomètres d’embouteillages pour passer la frontière. “Partir comme ça est la chose la plus difficile que j’ai dû faire dans ma vie”, témoigne Jenya. “Nous avons tout laissé derrière nous. Mes grands-parents sont encore là-bas, avec d’autres membres de ma famille, mes amis…”

À ce moment-là, la jeune Ukrainienne ne s’imagine plus participer aux compétitions. “J’aurais voulu tout mettre en pause. Il me paraissait totalement absurde d’aller me battre pour des médailles pendant que d’autres se battaient en vrai et risquaient leur vie dans mon pays”, raconte-t-elle. Jusqu’à croiser un coach libanais, Malek : “Il sait ce que c’est, la guerre. Il a compris la situation dans laquelle j’étais. Il a réussi à changer mon état d’esprit, à me faire comprendre pourquoi ce que je faisais était important pour l’Ukraine et pourquoi je devais continuer.”

Alors Jenya est retournée à l’entraînement, plus déterminée que jamais. Deux ans et demi après le début de la guerre en Ukraine, elle grimpe désormais à temps plein sous les conseils de Malek à Salt Lake City, aux États-Unis, tandis que ses parents et sa petite sœur – qui suit ses pas dans le monde de l’escalade – se sont installés à Manchester, au Royaume-Uni.

Et pendant près de deux ans, la grimpeuse n’a eu qu’une idée en tête : se qualifier pour les JO de Paris 2024. “C’était un long processus et je savais que je devais tout donner si je voulais y arriver”, raconte-t-elle.

Elle ne sera interrompue que pour aller défendre son titre de championne d’Ukraine, à Kiev. “Un moment important”, insiste-t-elle. “Je sais que beaucoup de personnes me suivent en Ukraine. Continuer à participer aux compétitions locales est une façon de montrer que je suis toujours là.”

Ses efforts ont payé. Lors du premier tournoi de qualification européen à Laval, en France, en octobre 2023, Jenya se place quatrième en arborant une tenue totalement aux couleurs de l’Ukraine. “Il n’y avait qu’une place, mais cela m’a vraiment rassuré. Cela m’a montré que j’étais au niveau et que j’étais capable.”

Puis au premier round des qualifications internationales à Shanghaï, en mai, “tout s’est mis en place, je me sentais au meilleur de ma forme et j’ai pris énormément de plaisir”, poursuit-elle. À Budapest, un mois plus tard, elle transforme l’essai et empoche le fameux sésame. Au total, dix places étaient délivrées aux premiers du classement de ces deux étapes. “C’est mon petit ami qui m’a dit que j’étais qualifiée. J’étais en train de faire un test anti-dopage ! Je n’arrivais pas à le croire. Même encore maintenant, j’ai du mal à réaliser”, rit-elle.

“C’est une immense responsabilité”

“Pour Tokyo, j’étais jeune, je ne réalisais pas l’immense responsabilité que c’était de représenter son pays dans un événement comme les Jeux olympiques” continue-t-elle. “Aujourd’hui, avec la guerre, cela a pris une autre dimension. Je sais quel message je veux véhiculer et je suis fière de porter les couleurs de l’Ukraine.”

“Depuis deux ans et demi, la réalité de la guerre ne me quitte pas”, insiste-t-elle, expliquant que, par exemple, quelques heures après la joie de sa qualification pour les JO, elle apprenait que sa ville d’origine, Dnipro, était de nouveau bombardée. “Je vis dans une ambivalence constante ou chaque bonheur est sur fond d’horreur.”

“À Paris, je veux montrer que les Ukrainiens sont toujours là, forts et résilients, mais aussi rappeler qu’on existe et que nous avons besoin d’aide pour mettre fin à cette guerre”, résume-t-elle.

Après les Jeux olympiques, Jenya espère retourner en Ukraine pour voir ses grands-parents et amis restés là-bas. Mais aussi, pourquoi pas, raconter son aventure parisienne à de jeunes grimpeuses ukrainiennes dans l’espoir que son parcours les inspirera.

Magalie FavagerM
ÉCRIT PAR

Magalie Favager

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